lundi 24 août 2009

LE XX°S CHAPITRE 37 : LA REVOLUTION DUCHAMP

CHAPITRE 37 LA REVOLUTION DUCHAMP
Jacques ROUVEYROL



INTRODUCTION : LES PREJUGES.

1. Préjugé 1 : "A l'art contemporain, on ne comprend rien".


Ci-dessous, Le Baiser de l'artiste (performance) 1977 d'Orlan. On introduit une pièce dans la fente et on reçoit en échange un baiser de l'artiste.



A quoi l'on peut répondre qu'à l'art médiéval, sans le secours d'une sérieuse connaissance de la
Bible et des ouvrages savants des théologiens de l'époque, on a seulement l'impression (naturellement fausse) de comprendre (Voir Cours de Première année, chapitres allant du XII° au XV° siècle). Pas davantage, sans une connaissance certaine de la mythologie grecque et romaine voire de l'histoire de l'antiquité, on n'accède véritablement aux oeuvres de la Renaissance, du classicisme, du baroque, du néo-classicisme, du romantisme, etc.

Sans doute faut-il, pour parvenir à la compréhension de l'art contemporain, un
effort analogue à celui qu'il a fallu fournir pour entrer dans le secret des époques antérieures.

On dira, "mais l'impressionnisme, c'est immédiatement accessible" ? Et l'on se trompera encore puisqu'on n'y verra que ce que le regard que nous a donné l'art classique nous permet de voir et que, précisément à cause de cela, on n'y verra pas directement l'essentiel :
le refus de la représentation par la peinture (Voir cours de Deuxième année).


2. Préjugé 2 : "L'art contemporain, ce n'est pas beau".

Ci-dessous Femme de Günter von Hagens.



On fera observer que les chapiteaux de la période romane ne sont pas beaux non plus et n'ont pas été conçus et réalisés pour l'être.
C'est qu'on s'abuse énormément sur la question de la beauté dès lors qu'on croit qu'elle est ce qui définit une oeuvre d'art.

L'art du Moyen-Âge ne cherche à aucun moment la beauté. Il est une manifestation du
sacré dans ce monde, ce qui lui confère une valeur autrement plus importante.
Mais, même lorsque la
beauté devient l'objet de l'art (en Italie, au XV° siècle), sa définition est sujette à de très nombreuses variations : au XV° siècle, c'est l'harmonie (comme en Grèce auparavant et comme, ensuite, aux XVII°, XVIII° siècles) qui définit la beauté. Mais, au XVI° siècle maniériste, c'est la grâce ; pour le romantisme, au XIX° ce sera le sublime.
Le réalisme du XIX° s'en soucie comme d'une guigne, son objectif étant la
vérité.
C'est parce que notre culture de base est anachronique, parce que nous regardons avec des yeux du XVII° ou du XVIII° siècles, que nous croyons que l'objet de l'art est la beauté. Il l'a été.
Il ne l'est plus.

Il faudra tenter de voir quel est (ou quels sont) le (ou les) objectif(s) de l'art contemporain.






3. Préjugé 3. "Bien souvent, l'art contemporain, ça ne représente rien".

Faut-il rappeler qu'un tympan, un chapiteau roman ne "représentent" rien non plus. Qu'on a affaire à une écriture ou à des symboles qui renvoient à un monde (un au-delà) précisément non représentable (voir comment les Annonciations des XV° et XVI° siècle "démontrent" l'irreprésentabilité (si l'on peut dire) de ce dont il est question en elles : l'incarnation) ?

C'est l'art issu de la Renaissance qui fait (avec la "fenêtre albertienne") de l'art une
représentation (en trois dimensions) du monde et des événements qui se déroulent sur son "théâtre".

Mais déjà avec Manet et son
Olympia, la représentation est répudiée (voir Cours de Deuxième année). Ce n'est pas une femme allongée que Manet peint sur sa toile. Il y assemble (selon l'expression de Maurice Denis) des couleurs. Un point c'est tout. Suivi en cela par tout l'art abstrait qui se constitue précisément dans le refus de la représentation.

Tout cela n'empêche pas que l'art contemporain puisse
être beau. Le Puppy Bilbao de Koons (comme l'Eve d'Autun du XII°s) est beau dans le renouvellement de ses couleurs à chaque saison.

Cela n'empêche pas que l'art contemporain puisse
représenter. Les oeuvres des hyperréalistes représentent en effet ... non pas les choses, il est vrai, mais leurs images.

Ainsi, l'art contemporain a à voir avec
autre chose que la beauté ; avec autre chose que la représentation. Avec quoi ?



Le tableau de Currin représente en effet. Mais, en quoi est-il contemporain ? Sa parenté avec l'univers féminin d'un Cranach est pourtant manifeste.

Mais,
qu'on se pose la question de sa contemporanéité est déjà une reconnaissance de celle-ci. La question est la preuve qu'on trouve "anormale" sa production actuelle. C'est le signe, par conséquent, qu'on a déjà l'idée que l'art contemporain a à voir avec autre chose que la beauté, avec autre chose que la représentation. Alors, de nouveau, avec quoi ?



II. ORIGINE DE L’ART CONTEMPORAI N


D’où vient l’art contemporain ? Comment et de quoi est-il né ?

1. Dada (1916-1925)


Dada est un mouvement radical. C’est une remise en cause globale des valeurs esthétiques, morales, politiques, religieuses, évidemment, idéologiques.

C’est l’affirmation :
a. de la valeur de l’extravagance.
La valeur vient à l’œuvre de sa non-conformité (aux mœurs, aux goûts, aux comportements, aux idées ordinaires.). "Extra-vaguer", c'est errer hors du chemin (hors des "sentiers battus", de la voie rectiligne d'une raison sans fantaisie) Ainsi, par exemple, de Cadaeu (1921 Tate Gallery, Londres) de Man Ray qui se trouve être un fer à repasser dont la semelle est munie de pointes ! Ainsi encore de cet « événement » de Philippe Soupault, le poète, qui accroche au mur un miroir auquel il donne pour titre : Portrait d’un Imbécile. Ou encore cette Sainte Vierge de Picabia (1920) qui consiste en grosses taches d’encre avec éclaboussures. Ou enfin Duchamp Prière de toucher (1947 Emboîtage du catalogue de l’exposition Le Surréalisme de 1947, (caoutchouc mousse sous verre). L’extravagance ne venant pas de la présentation d’un sein de caoutchouc ni même du « prière de toucher » qui l’accompagne et qui va à l’encontre de l’impératif mille fois répété sur le mur de tous les musées du monde, mais bien plutôt de la barrière de verre qui empêche précisément qu’on puisse se rendre à l’injonction de toucher.



b. La référence allusive.

La valeur vient à l’œuvre, en outre, de la référence à un passé qu’elle exclut. Faire des taches sur une feuille de papier est à la portée du premier écolier venu. Pour qu’il s’agisse d’une œuvre d’art, il faut encore que l’écolier ait conscience de ne pas faire simplement des taches. Nommer « La Vierge Marie » cet ensemble de taches, c’est faire allusion à tout un passé de représentations de la Vierge dont on est bien conscient qu’elle, immaculée justement, ne se résume nullement à quelques pâtés d’encre. De la même façon le « Prière de toucher » de Duchamp est aussi un renvoi à ce thème religieux très fréquent dans la peinture depuis le Quattrocento : le « Noli me tangere » représentant Marie-Madeleine tendant la main vers le corps ressuscité du Christ devenu intouchable. Du même ordre, de Duchamp L.H.O.O.Q. ( 1919 ) qui est une carte postale surchargée de ce titre et qui représente La Joconde affublée d’une légère moustache et de quelques traits de barbe. Extravagance et allusion, tout ensemble.

c. La valeur vient aussi à l’œuvre d’un détournement de l’usage.
- Détournement de l’usage de l’œuvre d’art elle-même : Les deux Enfants sont menacés par un Rossignol de Max Ernst est un tableau agrémenté d’une barrière de bois collée ainsi que d’une sorte de loquet qui apparente l’œuvre à un jouet d’enfant.
- Détournement de l’usage d’objets justement usuels, comme la pelle à neige de Duchamp

.2. Le ready-made.

Voici donc un objet “tout fait”, “déjà fait”, “tout prêt ». Un sèche-bouteilles, une pelle à neige, un urinoir :
Fontaine de Duchamp (1917).
Le
ready-made c’est l’affirmation de la non-valeur de « l’œuvre d’art ». Ou l’affirmation selon laquelle tout est de l’art. C’est avec lui, sans doute, que commence vraiment l’art contemporain. Contre le moyen-âge, il n’y a plus de sacré. Contre le classicisme, il n’y a plus de beauté. Contre le romantisme, il n’y a plus de sublime. Contre le réalisme et le néoplasticisme, il n’y a plus de vérité. Contre le surréalisme, il n’y a plus de sens caché.




3. La performance.

On l’a vu plus haut, Philippe Soupault, poète dadaïste, accroche au mur un miroir auquel il donne pour titre :
Portrait d’un Imbécile. Cela veut dire qu’une action peut, en elle-même, aussi être une œuvre d’art. Pas seulement un objet, mais aussi une action.

4. Fluxus (1962 - …)

Fluxus n’est pas à proprement parler à l’origine, puisqu’il débute vers 62. Mais il est une évolution de Dada d’une très grande importance pour l’art contemporain.
Pour Fluxus, comme pour Dada, pour Duchamp, «
tout est art ». Ceci est le point de départ. Le point d’arrivée, c’est le Non-art ou l’Anti-art. Soit un porte-bouteilles. Je le peins aux couleurs de la France, par exemple, et l’expose en galerie ou au musée. C’est une œuvre d’art, une sculpture. Le porte-bouteilles a perdu sa valeur d’usage mais gagné une valeur esthétiqueSupposons maintenant que je fasse l’acquisition de ce porte-bouteilles au Bazar de l’Hôtel-de-Ville de Paris et que je l’expose tel quel en galerie ou au musée (ce que fait Duchamp), l’objet est devenu une œuvre d’art mais a perdu et sa valeur d’usage et toute valeur esthétique. Avec Dada, « tout est art ».

Voici que, pour finir, ayant acheté l’objet, je l’utilise comme un porte-bouteilles (dans une galerie ou un musée). Il perd toute valeur esthétique en retrouvant sa valeur d’usage. Voici le « non-art » de Fluxus.




En musique, par exemple, John Cage considère que les sons entendus pendant les silences inscrits sur la partition, participent de la musique tout autant que les notes qui figurent sur la portée. Aussi organise-t-il des concerts dans lesquels les seuls sons entendus sont les sons réputés « parasites » dans les concerts classiques (toux, bruits de chaises qui craquent, etc.).
Par exemple 4’33’’ for large orchestra (télécharger)



a. Les events
Fluxus invente les Events (les Evénements). Un geste ou une série de gestes souvent de la vie quotidienne (des gestes aussi banals que l’est un porte-bouteilles ou une pelle à neige). Ce geste est accompli et constitue un événement. Voici un event de Gorge Brecht, par exemple :

2 exercices, automne 1961:

Considérez un objet. Appelez ce qui n'est pas l'objet
"autre". Ajoutez à l'objet, de "l'autre",
un autre objet, pour former un nouvel
objet et un nouveau
"autre". Répétez jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de "l'autre
«Enlevez une partie de l'objet et ajoutez-le à
"l'autre" pour former un nouvel objet et un nouveau
"autre". Répétez jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de "l'autre".
Ou encore cet Hommage de Maciunas à La Monte Young du 12 janvier 1962:
Effacer, gratter ou laver aussi bien que possible toute ou toutes les lignes
de la Monte Young dessinée(s) précédemment, ou tout autre ligne rencontrée comme
des lignes de rues qui divisent, du papier émargé ou des lignes de partition, des lignes sur des terrains de sport ou des tables de jeu, des lignes dessinées par des enfants sur des trottoirs etc.



b. Le mail-art.
Fluxus innove encore avec le
mail-art. Son inventeur en 1962 est Ray Johnson qui fonde la New-York School of Correspondence. L’art, devenu non-art, doit s’échanger librement, hors du circuit des galeries et des musées : donc par la poste. Avec timbres et cachets fabriqués par l'expéditeur, collages et découpages de matériaux divers. Ci-dessous : Ray Johnson Mixed media collage on card from a 1968 mailer to V.Romano.





c. Le rejet de la culture.
Il ne doit pas y avoir besoin de connaître l’histoire de l’art pour accéder aux œuvres. Le caractère allusif qu’on trouvait chez Dada est ici à proscrire. Si le porte-bouteilles doit retrouver son usage, il importe qu’une «œuvre» soit immédiatement compréhensible (sans le détour par toute l’histoire de l’art).
Ainsi, par exemple :
27 Sounds manufactured in Kitchen de John Cage (télécharger)


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Ainsi, avec Dada dès 1916, avec Fluxus en 1962 on assiste à une remise en question totale de ce qu’a été l’art depuis l’origine ( sacré en Egypte et au Moyen-Âge, esthétique en Grèce et en Occident depuis la Renaissance).

- L’art n’a plus à être
beau.
- L’art n’a plus à r
eprésenter le monde.
- L’art ne se limite plus à des
sujets culturellement valorisés.
- L’art ne limite plus son
expression à peinture, sculpture, architecture.
- Un
objet (n’importe lequel), une action (n’importe laquelle), un comportement, et même … rien peuvent être de l’art.


Peuvent


III. REDEFINIR L’ŒUVRE D’ART


Tous les urinoirs ne sont pas des œuvres d’art.
Tous les urinoirs
peuvent devenir des œuvres d’art.
Comment la
valeur esthétique vient-elle aux objets pour en faire des œuvres d’art ? Telle est bien la question.

1. L’impasse Fluxus.

Tous les urinoirs
sont des œuvres d’art. Cela revient à affirmer qu’il n’y a pas d’œuvre d’art. Si l’œuvre d’art ne se distingue pas de l’objet usuel (ne serait-ce qu’en lui faisant perdre son usage, justement) alors il n’y a que des objets usuels.
Telle est l’impasse dans laquelle s’enferme Fluxus.
Si tout est art, rien n’est art et il n’y a plus d’art.

2. La limite de Dada.

Tous les urinoirs
ne sont pas mais peuvent devenir des œuvres d’art. Il y a donc quelque chose qui distingue l’œuvre d’art de l’objet usuel. Quoi ?

a. D’abord, un second urinoir est impossible. Ou il ne sera que la réplique du premier. Duchamp, après que celui, original, de 1917 ait disparu en fait faire huit répliques en 1964. Cela veut dire que plus que l’objet lui-même, c’est le geste qui l’intronise œuvre d’art qui fait la valeur de l’œuvre. On verra comment, dans l’expressionnisme abstrait, par exemple, puis dans des mouvements comme Support-Surfaces ce sont les conditions d'effectuation de l’œuvre (le geste de peindre, pour les premiers, les supports de la peinture, pour les seconds) qui deviennent primordiales dans la production artistique. Autrement dit l’originalité (au sens strict) est la première condition d’une œuvre d’art. Rappelons que cela n’a pas toujours été le cas et qu’au Moyen-Âge roman elle était justement ce qu’il y avait à exclure (voir Cours de Première année).

b.
Fontaine se présente comme un urinoir renversé. Autrement dit qui a perdu sa valeur d’usage. Ainsi, linutilité est la seconde condition de l’œuvre d’art (ce que Kant nommait « la finalité sans fin »). Moyen-Âge excepté, une fois encore.

c.
Fontaine présenté par Duchamp en 1917 pour une exposition libre sans jury pour sélectionner les œuvres, est malgré tout refusée. Il faut dire que l’œuvre est présentée sous un pseudonyme parfaitement inconnu. Elle ne sera « validée » que lorsqu’on en connaîtra l’auteur. Ce qui signifie que l’œuvre d’art a pour troisième condition la reconnaissance. Il faut que l’artiste soit déjà reconnu (par ses pairs, le public, le marché, les critiques, les collectionneurs). De fait, le 17 novembre 1999, un exemplaire de Fontaine se vend chez Sotheby’s 1,677 millions d’euros. De fait, encore, en 2007, Beaubourg réclame 2,8 millions d’euros de dommages et intérêts à Pierre Pinoncelli pour avoir endommagé un Urinoir au moyen d’un coup de marteau.

III. Que deviennent les Beaux-Arts ?

Peinture, sculpture, ne disparaissent pas pour autant, mais connaissent également un bouleversement radical. C’est ce bouleversement qu’il nous faut à présent étudier
.


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