lundi 24 août 2009

LE XX°S CHAPITRE 38 : L'EXPRESSIONNISME ABSTRAIT

CHAPITRE 38 L’EXPRESSIONNISME ABSTRAIT  (1) 1942-1952
Jacques ROUVEYROL




I. LES CONDITIONS


Au début des années 30, les Etats-Unis connaissent la grande dépression. A cette époque, deux courants dominent la scène artistique américaine qui est loin d’avoir le rayonnement de la scène artistique parisienne. Si New-York va bientôt devenir la capitale mondiale de l’art, elle est loin de pouvoir rivaliser avec Paris à ce moment. Les deux courants qui dominent la peinture américaine à l’époque sont donc : le régionalisme et le socio-réalisme (on évitera « réalisme social » qui est trop proche du « réalisme socialiste » qui règne en Union Soviétique et qui est bien trop « socialiste » pour la mentalité américaine)

1. Le régionalisme.

John Stuart Curry Baptism in Kansas 1928 (Whitney Museum of Art, New York), ci-dessous, mais aussi Grant Wood, Benton Thomas sont sans doute les plus importants de ces peintres qui mettent en scène la vie quotidienne de l’Amérique « profonde ».


2. Les socio-réalistes.

William Gropper, Andrew Whyet, Reginald Marh (voir ci-dessous Why not Use the L 1930 Akademie der Künste Berlin) peignent à leur tour la réalité quotidienne de la vie, mais de façon plus militante. Autant les régionalistes prennent pour thème la campagne, autant les socio-réalistes prennent la ville pour sujet.




3. Le développement des avant-gardes.
L’art européen a déjà fait son apparition en Amérique. Principalement avec, en 1913, l’ Armory Show, une gigantesque exposition de près de mille six cents œuvres dont un tiers vient d’ Europe et pour ainsi dire de Paris. Cette exposition relance (voire fait naître) le marché de l’art, donne sa base aux grandes collections américaines et ouvre aux artistes américains de nouveaux horizons pour leur propre peinture.

a. L’AAA (American Abstract Artists) 1936-1940

C’est un groupement d’artistes abstraits très influencés par la peinture européenne, en particulier par le cubisme (Braque, Picasso) et l’abstraction géométrique (le néoplasticisme, surtout, de Mondrian). On y rencontre des artistes comme Ad Reinhardt, Albert Gallatin, Charles Show (influencé par Miro), Fritz Glarner, Harry Holtzmann (ci-dessous Sculpture 1940 Carnegie Museum of Art, Pittsburgh Pennsylvania), , Ilya Bolotowsky (émules de Mondrian) et quelques autres.




c. The Ten (1935-1940)
Il s’agit de s’opposer aussi bien à “l’académisme” de l’abstraction géométrique venue d’Europe qu’au régionalisme américain. Gotlieb, Rothko, Schanker, Ben-Zion (ci-dessous Avocado on Green Plate 1939) pratiquent une peinture plus « brute », moins « finie » que la peinture européenne.




d. Les rejets.
--d1 Il y a d’abord, donc, le rejet du formalisme de l’abstraction géométrique. D’où la question : que peindre ?
--d2; Il y a alors l’acceptation de l’influence surréaliste. Mais pas du surréalisme « formaliste » d’un Dali, d’un Magritte, d’un Delvaux. Bien plutôt celle des « premiers » surréalistes, plus abstraits comme Masson, Matta ou Miro qui pratiquent "l’écriture" automatique.



Toutefois, alors que la référence surréaliste était à l’inconscient individuel Freudien, lequel Freud considérait l’art à peu près comme l’équivalent d’un symptôme névrotique (à ceci près que la sublimation constitutive de la production artistique permet précisément d’éviter le symptôme), la référence des artistes américains va à Jung et à sa théorie d’un inconscient collectif porteur d’archétypes qui sont des schémas de « pensée » très archaïques communs à la quasi totalité de l’humanité et dont les mythes nous donnent des mises en scène.

Il en résulte que le contenu-même de l'œuvre est abstrait. Il n'y a pas de figure pour rendre les émotions primitives de l'être humain (à ce niveau quasi-animal). La psychanalyse de l'enfant (connue à travers la structure psychotique qui constitue, schématiquement, une régression aux âges les plus reculés de l'existence) montre (Mélanie Klein, particulièrement) le morcellement, le chaos qui règne dans l'univers des "objets" sur lesquels s'exercent les pulsions du nourrisson.
Le but de l’œuvre consistera donc à exprimer, avec des moyens abstraits comparables à ceux des peuples «primitifs » (indiens, aborigènes, etc.) ce contenu abstrait : les peurs et les motivations les plus primitives de l’homme. (Ci-dessous d’abord Gottlieb Man Looking at a Woman (1949 MoMA), puis Rothko Rithes of Lilith (1945).



--d3; Il s’agit de voir les choses, les êtres, les événements « comme si c’était la première fois ». D’où les références aux mythes : gréco-romains (Baziottes Cyclope 1947, Rothko Antigone 1941, Gottlieb Le Rapt de Perséphone 1943, Eyes of Œdipus 1945 (ci-dessous), Pollok Pasiphaé 1943.



D’où les références aux indiens ou à d’autres cultures dites « primitives ». Comme, (ci-dessous), Hoffman Idolatress 1944, ou Gottlieb Pictogenic Fragments 1946, Pollock Male and Female 1942, etc.



--d4; L’abstraction et le surréalisme, donc, qui s’opposaient en Europe trouvent en Amérique à s’associer dans un surréalisme abstrait.

Mais :
* L’abstraction y perd son géométrisme (sa « pureté », son « fini », son « intellectualisme »)
* Le surréalisme y perd sa subjectivité (individuelle).


Toutefois, nous ne sommes pas encore dans ce qui va faire l’originalité de la peinture américaine : l’expressionnisme abstrait.
Il y a encore une référence à l’image et au symbole.


II. L’EXPRESSIONNISME ABSTRAIT

--a De l’impressionnisme à l’abstraction, en passant par le cubisme, on a vu le tableau se ramener au plan.
--b Le recours au mythe (la recherche de l’inconscient collectif de l’humanité) comme contenu abstrait du tableau a conduit au rejet du formalisme (européen) dans le surréalisme abstrait.
--c Puisque l’objectif est de ramener à ce contenu primaire et universel, le tableau doit produire un effet immédiat. C’est ce que va permettre l’adoption des grands formats.




Deux grands courants sont à distinguer dans ce qu'on nomme l'expressionnisme abstrait : la courant gestuel et le courant color-field.

1. Le courant gestuel : l’action painting.

a. Le problème :
--a1 Il n’y a pas de représentation. Ceci n'est pas nouveau.
--a2 Mais, et ceci est nouveau, il n’y a pas non plus de structure formelle géométrique (cubisme, néoplasticisme)
--a3; Alors, comment préserver l’unité, la cohérence du tableau ? Une forme ?

b. La réponse :
--b1 Pas de cohérence, mais considérer le tableau comme moment.
--b2 Le tableau est l’expression d’un état émotionnel de l’artiste au moment de sa réalisation. Un autoportrait instantané. Autrement dit, ce n’est pas vraiment le tableau qui compte, mais l’action qui le produit.
--b3 Le tableau se présente alors comme champ émotionnel ouvert, all-over. Il apparaît comme le schéma vécu des tensions de l’artiste. Il est seulement une trace de l’action de le peindre.

c. Jackson Pollock (1912-1956) : le dripping.



Il s’agit pour le peintre d’entrer dans la toile, d’être dans la peinture. Ci-dessous : One (Number 31) 1950 (2695 x 5308) Museum of Modern Art, New York (télécharger). On remarquera les dimensions monumentales de la toile dans laquelle l’artiste a à entrer physiquement.





- Pollock ne commence pas par le dripping, il connaît une première période, jusqu’en 1938, qu’on peut dire d’apprentissage « régionaliste » (donc une période figurative) à la suite de son maître Benton Thomas.
- Puis une période d’apprentissage « mexicaine », sous l’influence des grands muralistes mexicains Orozco et Siqueiros.
- Une période plus « surréaliste » influencée par Masson et alimentée par les mythes au début des années 40.
- C’est entre 1942 et 1946 qu’il découvre l’acte de peindre comme plus essentiel que la peinture : comme un rituel.
- En 1947 apparaît le dripping. C’est une découverte calligraphique majeure.



* Ni image, ni contour, mais un réseau de forces expansives.
* Pas de plans en surface, mais un champ.* Pas de point focal. L’œil est contraint au mouvement (peinture dynamique).
* Avec le dripping on a vraiment tourné le dos à toute la peinture antérieure.
On pourra voir l’artiste à l’œuvre dans la vidéo suivante : http://www.youtube.com/watch?v=vy6Omz1bDPg
* Après 1950, il réintroduit la forme humaine, se rapprochant de De Kooning

d. Wilhem De Kooning (1904-1997)

Avec De Kooning, qui sera sans doute le peintre qui aura le plus d’influence sur la génération ultérieure, on entre dans une peinture gestuelle qui conserve une forme , la forme humaine, mais qui n’en reste pas moins abstraite. Il est l'artiste qui, avec ses Women, tente de donner l'apparence d'une figure au contenu abstrait des expériences primitives. "Figure" disloquée.
Le problème de De Kooning c’est alors de parvenir à concilier le volume du corps (en trois dimensions) avec la surface de la toile (en deux dimensions).
Or, ce problème est susceptible de recevoir trois solutions :

- Aplatir la masse en supprimant le modelé (solution de Matisse déjà anticipée par le tableau inaugural de l’art moderne, l’Olympia de Manet en 1863)



- Morceler le corps en formes anatomiques planaires dispersées sur la toile (solution cubiste).


-Ouvrir les parties morcelées et les fondre avec le fond (synthèse des positions de Matisse et du cubisme).
- Pour créer ce qui sera son style : l’abstraction anatomique à partir de 1947.(Ci-dessous Painting 1948, MoMA)



- Vers 1951, les fragments épars de l’anatomie se rassemblent en une forme humaine reconnaissable : c’est le début de la série des Women. (Ci-dessous : Woman I (192,1 x 147,3) 1950-1952, puis une partie de la série)







Il y a dans ces Women qui ont fait scandale à leur apparition quelque chose d’effrayant. Plus rien des nymphes et des Venus d’autrefois. Une image archaïque de la femme (de la mère) liée à toutes peurs, toutes les angoisses « persécutives » de dévoration, de destruction émanant de la pulsion de mort que Mélanie Klein (fondatrice de la psychanalyse de l’enfant) évoque, on l'a dit plus haut, dans ses écrits sur l’inconscient du nourrisson. Spécialement dans les quatre premiers mois de son existence.
Entre 1953 et 1955, De Kooning retourne à l’abstraction « pure », gestuelle bien sûr, avant de revenir aux Women vers 1960.

e. Hans Hoffman (1880-1966)

Hoffman part du cubisme. Son objectif : ouvrir les formes closes (voir cours de deuxième année : l’opposition entre le champ fermé de la toile chez Picasso et le champ ouvert chez Matisse).

- De 1936 à 1941, une période entre Matisse et cubisme synthétique.



- En 1942, il adopte l’automatisme et donne des œuvres en référence avec les mythes : Idolatress 1 (1944), voir plus haut ; Extasy (1947) University of California, Berkeley Art Museum , ci-dessous.




--> En 1944, il entre résolument en abstraction, jusqu’à la fin de 1958. Ci-dessous The Pond (1958)



- Puis, à partir de fin 58, il en vient à une abstraction géométrique mais avec des empâtements et des discordances de couleurs qu’aucun néo plasticien n’aurait jamais accepté. Ainsi, par exemple, de Rising Moon (1964).




2. Le courant color-field.

a. Le problème :
- Aucune sorte de « représentation » comme on pouvait encore en trouver dans les Women de De Kooning ou les figures mythiques de Pollock ou Hoffman.
- Aucune structure formelle géométrique (cubisme, néoplasticisme)
- Mais de larges étendues colorées
- Comment alors préserver l’unité, la cohérence du tableau ? Une forme ?

b. La réponse :
- Faire en sorte que chaque zone colorée soit ajustée à chaque autre, chacune ayant la même intensité chromatique. Comme on peut le voir dans cette toile de Rothko (1956).



- Comme pour l’action painting, la toile est un champ pour la peinture color-field, et un champ all-over. C’est la couleur, ici, au lieu du geste qui s’approprie la toile.
- L’ ouverture du champ vise à donner une impression d’infinité, renforcée par :
* Un refus des transitions brusques
* Un choix de couleurs de valeurs très proches.




- L’objectif : créer un effet émotionnel. D’où les formats monumentaux exposés dans de petites pièces, obligeant le spectateur à entrer dans la couleur pour en recevoir l’impact.
On a ici presque la même différence qu’entre la télévision et le cinéma. Le regard déborde la première et reste disponible pour d’autres sollicitations. Le regard est enveloppé par l’image sur l ‘écran, dans le second (pour peu qu’on se place comme on doit l’être dans une salle de cinéma, savoir : aux premiers rangs).

c. Clifford Still (1904-1981)
- Il commence l’abstraction en 1943.
- A partir de 1947, il s’efforce d’éliminer de la peinture toutes les associations et réactions conventionnelles ou familières liées à certaines couleurs.



e. Mark Rothko (1903-1970)


-- Vers 1942, il adopte l’automatisme surréaliste. Mais sur la base du mythe. (1942 : La Lune Femme, 1942 : Sténographic Figure, 1942 : Sacrifice of Iphigenia, 1944 : Gethsemane, 1944 : Hierarchical Birds).
- En 1947, il renonce aux idéogrammes et à la calligraphie automatique et laisse « flotter » les couleurs sur la toile. (Ci-dessous : Untitled 1948).




- Comme ces images se « dissolvent » trop facilement, il en vient à des pans de couleur plus rectangulaires, vers 1949 dont il simplifie la structure en 1950 en même temps qu’il passe à une échelle monumentale. Ci-dessous : N°10 (229,2 x 146,4) 1950.



-; Plus tard, les couleurs tendront davantage vers le gris ou le noir et l’ensemble vers le monochrome.




f. Barnett Newman (1905-1970)
- Il a, lui aussi, sa période “mythique” (The Death of Euclid 1947).
- Mais il est à la recherche d’une forme parfaite. Figurative ou non figurative, peu lui importe. Mais parfaite et …, point capital, qui puisse être informe.
« Ni la ligne droite et pure (de l’abstraction géométrique), ni la ligne torturée, déformée et humiliante (expressionniste) », écrit-il. Ce que lui donnera, par exemple, The Euclidian Abyss 1946-1947 (ci-dessous).



- Il faut prendre garde à ceci que la ligne (le « zip ») n’est pas une figure qui se détacherait sur un fond. Les deux aspects du tableau (ligne, masse colorée) sont traités à égalité (c’est la leçon du cubisme analytique).
- Mais cette forme (informe) ce n’est pas dans la ligne que Newman va la trouver finalement, c’est dans la couleur seule que le format monumental rend « efficace » en tant qu’elle a sur le spectateur un impact immédiat et puissant.



3. La reconnaissance.

A la fin des années 40, l’expressionnisme abstrait est reconnu. Voici les signes évidents de sa reconnaissance :
- L’entrée au musée
- Les expositions : Comme Fourteen Americans au MoMA 1946 ou Les Intrasubjectifs 1949
- Les groupements: du type Club de la 8° Rue créé en 1949
- Ou enfin, la Théorisation de l’École de New York par Motherwell.

4. Les derniers peintres gestuels.

Fin des années 40, début des années 50, ce sont les derniers peintres gestuels.
- James Brooks (1906-1922)
- Walker Tomlin (1899-1953)
- Franz Kline (1910-1962) Ci-dessous Untitled (200 x 158,5) 1957 Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Dusseldorf.


- Philip Guston (1913-1980)


5. Conclusion : en quoi l’expressionnisme abstrait est-il contemporain ?

a. On a vu comment la révolution impressionniste puis cézanienne avait été "copernicienne", pour reprendre l'image de Kant (appliquée dans la Préface de la Critique de la Raison Pure à l'opération qu'il entreprend pour la philosophie). Jusque là (peinture issue de la Renaissance) on se bornait à représenter le monde. Avec Manet et toute la suite, on se demande comment une représentation (du monde) est possible ? (Lorsque Seurat peint une toile il montre à la fois, par exemple la Tour Eiffel et l'ensemble des points de peinture qui rendent possible qu'on voie cette Tout Eiffel ; de même que la Tour proprement dite montre toutes les pièces métalliques, tous les rivets qui ont rendu possible sa construction). Avec l'expressionnisme abstrait on fait un pas de plus qui fait apparaître que l'essentiel n'est pas dans le résultat de la construction (la représentation de la Tour, la Tour elle-même) mais dans le processus (l'acte) de construction lui-même.

b. Ainsi, concernant la peinture gestuelle : ce qui se produit sur la toile n’est pas un tableau. Le tableau n’est que la trace d’un événement. Lors d’une performance (celle-ci va apparaître dans les années qui vont suivre) l’artiste est photographié ou filmé dans son action. Le tableau expressionniste abstrait est comme une photographie de la « performance » (de l’action painting) réalisée par le peintre gestuel.

c. Concernant la peinture color-field : ce n’est pas le tableau qui importe, mais l’impact du champ coloré sur la sensibilité et l’émotivité du spectateur. Celui-ci est convié à « entrer dans la couleur » comme il le sera, plus tard, lors d’un happening dans une action "théâtrale" en cours.

La révolution impressionniste devait conduire à l’abstraction en laissant choir la représentation au profit d’une mise en évidence de « la peinture » (voir cours de deuxième année) Cette abstraction est à présent laissée pour compte à une Europe vieillissante.


Ce n’est plus même la peinture qui importe à présent, mais l’acte de peindre (ou de recevoir la peinture). Décidément, il n’y a plus rien à voir sur la toile (sauf le fantôme de sa production).


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